Le 16 octobre, alors qu’il quitte son lieu de travail, Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie-EMC est assassiné devant le Collège du Bois d’Aulne à Conflans-Sainte-Honorine. Autour de nous, personnels de l’éducation, l’émotion est grande. Les vagues de soutien vont et viennent, du soutien à la victime au soutien face à la peur. Car au fond, Samuel Paty, c’est nous. Son métier, c’est le nôtre. Et puis l’on porte le regard un peu plus loin. On élargit le cercle, on écoute ce qui se dit en dehors. Et là, les larmes deviennent bien amères. De part et d’autre, durant toutes les vacances scolaires, les personnalités politiques, les éditorialistes, chroniqueurs, invité-e-s innombrables se succèderont sur les plateaux de télévision, faisant semblant de débattre dans un tourbillon de vacuité. Notre collègue a été assassiné parce qu’il a proposé à ses élèves un cours sur la liberté d’expression. Parce que de funestes circonstances ont permis à son assassin de pouvoir commettre son crime, alors même qu’il avait été signalé de nombreuses fois et que notre collègue avait alerté sa hiérarchie sur les risques qu’il encourait. Le Ministre de l’Éducation nationale a alors promis : nous vous donnerons des ressources, nous vous cadrerons (car l’enseignant-e a manifestement besoin d’être cadré-e dans ses pratiques, et non d’être protégé-e sur son lieu de travail), nous vous donnerons un temps pour préparer l’hommage qui sera rendu à votre collègue dans tous les établissements de France.
Entre temps, d’autres vagues : la pandémie, les attaques de Nice et d’Avignon, et un climat de peur généralisé. D’autres vagues : celles des indignations. Les enfants doivent retourner à l’école lundi, avec un protocole sanitaire renforcé (il ne l’est pas, mais c’est un autre sujet). Et dans nos boîtes mail académiques, ce vendredi soir, à deux jours de la rentrée, cette dernière vague, qui nous fouette en plein visage : le temps de réflexion qui nous était promis nous est retiré. Le Ministère ne nous accordera pas ce temps, pas plus qu’il ne nous accordera le temps de mettre en place un protocole sanitaire impossible. Qui sait, nous pourrions utiliser ce temps pour réfléchir ? Pour penser ? Quelle vague naîtrait alors de ce temps qui nous serait donné ? Non, vous serez devant vos élèves lundi à huit heures. Et à onze heures, votre chef-fe d’établissement lira, dans la cour, à des élèves qui n’auront pas été préparé-e-s, une lettre de Jean Jaurès aux instituteurs et aux institutrices datant de 1888. Une lettre qui commence par ces mots : « Vous tenez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants ; vous êtes responsables de la patrie. » Nos élèves qui, malgré ce que l’on suggère à l’envi sur les plateaux de télévision, connaissent parfaitement la Marseillaise, entendront bien : Allons, enfants ! Mais où allons-nous vraiment ?
L’intelligence des enfants, j’y crois très profondément. Être enseignant-e, c’est la voir briller, alternativement, par vagues, selon les intérêts suscités par telle ou telle lecture. C’est la voir aussi s’éteindre parfois dans l’ennui. L’intelligence des enfants, je ne crois pas que je l’ai entre mes mains. Je veux justement que les enfants la portent eux-mêmes, et qu’en eux-mêmes ils la fassent grandir. Le pédagogue, c’est celui qui conduit l’enfant, celui qui l’accompagne. Et pour accompagner, sur des chemins qui ne sont pas sans obstacle, il faut du temps.
Le temps, par exemple, de contextualiser cette lettre de Jean Jaurès, qui restera à coup sûr lettre morte dans les esprits des enfants à qui l’on n’aura pas rappelé qui est Jean Jaurès, quelle était la situation en 1888, quel rôle il a joué dans la France de son époque et quel rôle il joue encore aujourd’hui. Le temps qu’il nous faut, c’est un temps long, celui de la réflexion, de l’analyse, de l’explication au sens plein du terme. Expliquer, c’est déplier le sens. Expliquer, cela prend du temps. « L’intelligence et l’âme des enfants » ont besoin de ce temps pour comprendre et s’épanouir. Et d’ailleurs, après deux semaines passées à marteler des discours à l’emporte-pièces sur la religion et la laïcité, n’est-il pas pour le moins paradoxal de lire aux enfants, sans la contextualiser, une lettre qui parle ainsi de leur âme ?
Personne ne peut nier la beauté rhétorique du texte de Jean Jaurès. Il porte aux nues les enseignants, et pour cause : sans l’école de la République, Jean Jaurès n’aurait pas suivi ses études à l’École Normale Supérieure. Il n’aurait pas obtenu l’agrégation de philosophie. L’école a conduit Jean Jaurès à devenir.
Mais l’école de 1888 est-elle celle de 2020 ? En janvier 1888, lorsque Jean Jaurès écrit sa lettre aux instituteurs et aux institutrices, ces derniers sont sous la tutelle d’un « Ministre de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes ». Le ciel de l’école n’est pas encore laïc. La troisième République n’est pas la cinquième.
Or, ce que le temps long nous aurait permis de mettre en perspective avec les enfants qui sont dans nos classes, c’est justement l’évolution du rapport entre l’État et les Églises. Et de poser cette question aux enfants : d’après vous, pourquoi le Ministère de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes est-il devenu le Ministère de l’Éducation nationale ? Que s’est-il passé entre 1888 et 2020 ? Ce moment d’échange nous aurait permis d’introduire la notion-clé de laïcité, qui est martelée à chaque instant dans des débats publics durant lesquels personne ne s’écoute, notion qui est à ce point dévoyée que nombre de personnes l’opposent encore aujourd’hui à la religion. Or, comme le rappelait il y a quelques années le regretté Alain Rey dans une chronique sur France Culture, ce qui s’oppose à la laïcité, ce n’est pas la religion mais bien le cléricalisme.
Qu’il ait fallu des décennies avant que naisse la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, cela prouve bien que la question est prégnante dans l’Histoire de la République française, dont on nous demande sans cesse de rappeler les « valeurs », comme si elles allaient de soi, comme si rien ne devait jamais être questionné, comme si transmettre les valeurs de la République ne passait pas par un regard sur son Histoire et par un questionnement sur la place essentielle qu’y tient son école. Encore une fois, un temps long est nécessaire. Le temps de parler des Lumières, aux sources de la sécularisation de l’État. Le temps de rappeler le nom de Voltaire, qui est brandi à chaque instant par des gens qui n’en ont manifestement pas lu ou compris une ligne. Le temps de rappeler cet autre nom, celui de Dreyfus, qui a agité la France à la fin du XIXe siècle, et qui a relancé le débat sur la laïcisation de l’État. Le temps de rappeler la vague de l’affaire Dreyfus, celle de l’antisémitisme, qui trouve aujourd’hui d’effrayants rebonds et se déverse chaque jour sur les chaînes d’information. Rappeler enfin un autre nom, celui de Raoul Villain, l’assassin de Jaurès, à la veille de la guerre de 14. L’un des noms du nationalisme, à une époque où l’on sait combien il se répandait comme une vague de fange qui n’est que trop familière à de nombreux enfants français.
Pour comprendre l’espace qui nous sépare de Jaurès autant que ce qui nous rapproche de son propos, il faut saisir ce qui, dans le temps, s’est joué : la séparation de l’Église et de l’État, à laquelle Jean Jaurès, auteur de la lettre que tous les enfants de France entendront lundi matin, a contribué. Pour que nos enfants comprennent la notion de laïcité, il faut qu’ils comprennent sa naissance, ses enjeux. À cet égard, un temps sera bien nécessaire pour faire comprendre aux enfants cette phrase de Jaurès, écrite justement quand l’instruction et les cultes se partageaient un Ministère : « il faut leur enseigner le respect et le culte de l’âme en éveillant en eux le sentiment de l’infini qui est notre joie ». Il faudrait bien tordre les propos de Jaurès pour faire de cet infini un espace-temps dépourvu de transcendance.
Nos collègues d’Histoire-géographie-EMC font chaque jour ce travail, remarquable et difficile, de débat, de mise en perspective, de réflexion, mais avec une entrave qui n’est plus acceptable : celle du temps. Il faut finir les programmes, il faut aller vite parce que le temps qui leur est donné n’est pas suffisant. Il faut parfois mettre de côté les débats parce que l’heure tourne, le temps presse, il faut boucler le programme. Comment, dans ces conditions, « faire sentir à l’enfant l’effort inouï de la pensée humaine » dont il est question dans le texte de Jaurès ? Aucun-e enseignant-e n’affirmerait vouloir faire de ses élèves des « machines à épeler ». Et pourtant, nous soumettant, même en ces temps de crise, à des programmes, à des grilles, à des cadrages permanents, privilégiant le temps court de l’urgence irréfléchie au temps long de la réflexion, de la pensée, de l’explication, que fait-on de nous autres, enseignantes et enseignants de France, sinon des machines à transmettre ?
La lettre de Jaurès invite les instituteurs et les institutrices à apprendre aux enfants à réfléchir : il reprend, au fond, l’adage humaniste bien célèbre selon lequel « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Or, comme en une sorte de mise en abyme très révélatrice de ses méthodes, notre Ministre nous demande précisément de lire cette lettre sans nous donner le temps d’y réfléchir, et surtout de réfléchir au sens à donner à cette lecture. C’est oublier aussi que l’enseignant-e n’est pas seul-e dans sa pratique : l’école, c’est un collectif. Les réflexions se mènent ensemble, en équipe. Notre Ministre nous invite à dire aux enfants qu’il est important de débattre et de réfléchir, tout en nous refusant le temps nécessaire pour le faire.
Ce temps, que l’on ne nous donne pas collectivement, il faudra donc s’en saisir individuellement. Prendre, chacun-e de notre côté, entre les murs de nos salles, la charge et la responsabilité du débat qui agitera nos élèves. Accueillir leur parole, leurs inquiétudes, leurs angoisses, leur colère aussi. Chacun-e, dans sa classe, répondra, d’une manière ou d’une autre, et les problèmes de fond, eux, subsisteront. Nous n’aurons pas le temps. Il faudra passer à autre chose. Nos programmes ne seront pas adaptés à la crise que nous traversons. Nous nous adapterons à nos programmes, nous nous adapterons à la crise. Nous nous adapterons au climat délétère. Nous ferons tout pour que les enfants aient confiance en leur intelligence et confiance en l’avenir, dans une société préférant la division à l’unité, l’individualisme à la solidarité. « Dans chaque intelligence il y aura un sommet, et, ce jour-là, bien des choses changeront », conclut Jaurès dans sa lettre. Et notre époque, sur cette pente ardue qu’est celle de la pensée, fait plus que jamais de nous, et de nos enfants, des sisyphes désespérés.