René Magritte, “L’Empire des lumières”, 1953–1954.
Il y a bientôt dix ans, lorsque j’enseignais en suppléance dans un lycée ardennais, un collègue de philosophie, tiraillé entre l’achèvement de sa thèse et l’enseignement dans le secondaire, m’avait expliqué la notion de double bind, théorisée par l’école de Palo Alto dans les années 50. Le double bind, m’avait-il expliqué en écho à sa propre situation, pourrait se traduire par un double lien, une double attache. Il se définit comme une double contrainte qui mène à une impasse logique : je reçois deux injonctions que je suis contraint-e de suivre, mais ces deux injonctions s’opposent, si bien que je ne peux satisfaire l’une des deux sans violer l’autre. Le paradoxe de cette double contrainte me place dans une posture qui me fait regarder alternativement l’une et l’autre option dans un va-et-vient qui me conduit au vertige, si bien que, résolu-e à satisfaire simultanément une injonction et l’autre, je finis par m’évanouir.
En cette semaine de rentrée, au fil des nombreuses discussions, visio-conférences et autres réunions, tandis que je cherchais à donner un nom au mal-être qui m’entourait et me submergeait, cette notion m’est revenue en tête, comme une évidence dans notre tourbillon d’impossibles. Le malaise qui émerge vient de là. Au cœur d’injonctions paradoxales, nous sommes bloqué-e-s dans l’impuissance. Et dès que nous répondons à l’une des injonctions, nous trahissons l’autre. Nous ne pouvons pas gagner.
Lundi 2 novembre.
Il faut aller à l’école, dès huit heures. Il faut être prêt-e-s pour l’hommage rendu à notre collègue assassiné avant les vacances, et il faut aussi préparer les élèves. Il faut apporter un hommage collectif à notre collègue, mais il ne faut pas se réunir avant pour en parler. Il faut se préparer, mais il ne faut pas prendre le temps de se préparer. Il faut rendre hommage à un professeur, mais il ne faut pas écouter l’avis des professeurs sur l’hommage à lui rendre. Première impasse dont découle un premier échec : les élèves, qui n’étaient pas tou-te-s préparé-e-s à l’hommage — puisque rien n’avait pu être décidé de manière collective — n’en ont pas compris le sens. Une minute de silence n’est rien si elle ne porte pas le poids du sens. Et pour construire le sens, encore une fois, il faut du temps. Une minute de silence, pour signifier, s’encadre de plusieurs heures de parole.
Lundi 2 novembre.
Il faut écouter. C’est une priorité. Écouter les enfants, plus petits, qui parfois ont peur ou ne comprennent pas. Il faut expliquer, et il faut rassurer. Écouter les adolescents, qui ont mille questions, mille remarques, beaucoup de choses à dire. Il faut construire avec eux un espace où ils peuvent s’exprimer. Il faut accueillir la parole des adolescents et, simultanément, il faut signaler la parole qui s’est libérée, si elle n’est pas convenable. À ce lundi déjà difficile s’ajoute cette injonction insoutenable : signalez les élèves qui ont perturbé, dérangé, tenu des propos qui ne peuvent pas être tolérés. Un peu plus tard dans la semaine, on constatera l’intolérable fruit de cette injonction : des enfants de huit ans, dix ans, douze ans, placés en garde à vue pour apologie du terrorisme. Quelle indignité.
Lundi 2 novembre.
Il faut rappeler aux élèves de l’école de la République que la liberté d’expression est une vertu cardinale de la France. Il faut leur rappeler que dans notre pays des Lumières, dans notre pays laïc, on est libre de s’exprimer. Et simultanément, il faut signaler si un propos ne convient pas. Il faut donc dire aux élèves que l’école est à la fois un lieu où ils peuvent s’exprimer et un lieu où il faut se censurer. Il faut accueillir la parole des enfants, débattre avec eux, et en même temps faire taire tout débordement avec un appel au commissariat, un signalement au parquet et quelques heures de garde à vue. Le paradoxe le plus intenable tient véritablement à ceci : nous devons censurer les enfants tout en leur apprenant la liberté d’expression.
Or il s’agit bien là de notre mission de pédagogue, qui ne peut en aucun cas se muer en une mission de policier. Certains propos sont inacceptables parce qu’ils sont contraires à la loi : on ne peut pas dire que la mise à mort d’un homme est acceptable. On ne peut pas dire que c’est bien fait pour lui. Lorsque de tels propos sont prononcés, il ne faut pas faire comme si l’on pouvait les accepter. Il faut encore une fois expliquer, rappeler la loi, apporter une contradiction et une opposition absolument fermes. Il nous est demandé de répondre à une double injonction qui est indigne de notre mission : il nous faut éduquer et signaler, enseigner et réprimer. Il faut, en somme, dire aux enfants que la classe est un lieu dans lequel règne une confiance qu’il faut ensuite trahir.
Mardi 3 novembre.
Dans mon établissement, nous sommes une vingtaine à faire grève pour prendre le temps qui nous a été refusé par le Ministère. Nous nous réunissons pour parler des deux problématiques qui pèsent sur notre rentrée : le protocole sanitaire dit « renforcé » et l’hommage manqué à notre collègue. Nous décidons qu’il est important de débattre avec nos élèves et d’entendre leurs idées, de les faire travailler sur la liberté d’expression en la pratiquant. Nous décidons que nous consacrerons un temps conséquent, durant les deux semaines à venir, à mener à bien un projet pour que l’hommage rendu ne soit plus descendant, pour qu’il vienne d’eux, de leurs propositions. Nous présupposons qu’en réfléchissant, nous construirons ensemble un hommage qui sera sincère, pensé, construit.
Durant ces deux semaines, il faut donc que nous soyons là, présent-e-s, prêt-e-s à travailler à leurs côtés sur ces problématiques complexes. Cela fait partie de notre mission. Et en même temps, il faut pour cela que nous acceptions les conditions de travail inacceptables du nouveau protocole sanitaire, qualifié de « renforcé » mais pour ainsi dire inexistant. Une salle a été assignée à chaque classe. Pour que le compte soit bon, les salles spécifiques (arts plastiques, musique, sciences, salle informatique) ont été banalisées, sans que les collègues concerné-e-s soient informé-e-s au préalable. Dans la cour, des zones par niveau ont été dessinées. Un ruban sépare ainsi la cour des 6e de celle des 5e, la cour des 4e de celle des 3e. Au bout d’une matinée, il n’y a déjà plus de ruban. Les élèves se brassent allègrement avec toute l’énergie de leur jeune adolescence. Les masques vont et viennent, sur le nez, sous le nez, sur le menton, sous le menton, dans les mains, sur la tête. Les noms des élèves et des personnels positifs au Covid sont notés sur le tableau au fur et à mesure de la semaine : trois noms d’élèves, trois noms de personnels.
Mercredi 4 novembre.
Lors d’une Commission Hygiène et Sécurité exceptionnelle, nous demandons l’allègement des effectifs et un fonctionnement hybride, qui permettrait de mieux garantir la sécurité de tou-te-s. Je rappelle à ma direction ce passage du protocole sanitaire : « Si la situation sanitaire locale le justifie ou si un établissement au regard de sa taille et de son organisation n’est pas en mesure de respecter les règles posées par le présent protocole, un enseignement à distance pourra être partiellement mis en œuvre, avec l’accord et l’appui du rectorat. » Mais il semble que le rectorat ne souhaite ni accorder, ni appuyer, et ce malgré les nombreuses preuves de notre dysfonctionnement. Sept-cents élèves et une centaine de personnels se croisent chaque jour dans des locaux vétustes, s’enferment à vingt-cinq dans des salles qu’ils peuvent à peine aérer. Paradoxe d’un confinement où les enfants et leur équipe éducative ne sont ni confinés, ni mis en sécurité dans leur environnement de travail.
Vendredi 6 novembre.
Cette journée, je la consacre à des débats avec mes élèves de 3e. Nous parlons de la violence, quelle que soit sa forme. L’un de mes élèves me dit : madame, on nous demande de croire à l’égalité dans « liberté, égalité, fraternité », mais quand j’enverrai mon CV j’aurai toujours moins de chances d’être embauché qu’un parisien blanc. Une autre élève me dit : madame, moi je voudrais bien m’engager en politique, mais personne ne voudrait de moi à cause de ma couleur de peau. Un autre élève : madame, vous avez entendu tout ce qu’on raconte sur nous à la télé depuis deux semaines ?
Ils le verbalisent : cette violence qu’ils subissent, elle est insidieuse, sournoise, elle broie. Elle vient d’en haut, elle descend, elle est institutionnelle. Et moi, fonctionnaire d’État, devrais-je leur dire que cette violence n’existe pas ? Devrais-je leur dire de ne pas s’inquiéter, que tout est possible pour eux ? Devrais-je leur mentir en leur disant que le racisme qu’ils subissent est un mensonge ? Serais-je véritablement « éthique et responsable », comme le demande ma fonction, si je ne comprenais pas, si je n’entendais pas la rupture de confiance dont ils me font état ?
Il faut que je leur dise que la discrimination à l’embauche existe, et en même temps, il faut que je leur dise d’avoir confiance en l’avenir. Il faut que je les pousse à l’ambition, il faut que je les guide vers la réussite, et en même temps, il faut que je garde à l’esprit la lutte permanente que sera leur vie. Il faut que j’agisse, et en même temps, puis-je vraiment agir, tandis qu’on enlève toujours plus de moyens à l’école publique?
Dimanche 8 novembre.
Demain, une nouvelle semaine commence. Rien n’a changé, notre protocole sanitaire est toujours le même et se résume à ceci : chacun-e doit porter son masque. Chaque classe dans sa salle. C’est tout. Cette semaine, il faut que je sois là pour mes élèves. Et en même temps, il faut que je m’allie aux revendications, il faut que je fasse grève pour réclamer, exiger un protocole sanitaire qui protège les enfants, leurs familles et les personnels.
Il faut que je sois là pour enseigner et que je subisse des conditions de travail indignes, et en même temps, pour lutter contre ces conditions de travail indignes, il faut que je ne sois pas là. Il faut mener à bien le projet collectif d’hommage à notre collègue, et en même temps il faut mener à bien le projet collectif d’un protocole sanitaire réellement adapté à la crise sanitaire.
Il faut travailler, il faut écouter, il faut lutter, il faut exiger, il faut crier, il faut se taire, il faut enseigner, il faut s’insurger, il faut être calme, il faut être ferme, il faut penser, il faut se détacher, il faut rester digne, il faut ne pas pleurer, il faut accepter, il faut refuser, il faut avoir confiance, il faut se méfier, il faut tant de contraintes qu’on ne peut rien concilier.