Dimanche 2 janvier 2022. Déjà un peu ronchon, je me laisse aller à une activité que je m’étais pourtant promis de me refuser au réveil. Je fais glisser mon fil twitter, qui alterne généralement entre memes plus ou moins drôles, suggestions culturelles et cris du cœur de personnels de l’éducation en colère. C’est dimanche, donc, et j’ai à peine siroté deux gorgées de café lorsque je tombe sur la tribune du JDD sobrement intitulée « 1.200 élus, personnalités et acteurs de l’éducation défendent le bilan de Macron sur l’école ». Je sens d’emblée une vague de rage m’envahir alors je respire, comme me l’ont appris les longues séances de méditation auxquelles je m’efforce avec régularité depuis le début de ce quinquennat.
Je vais cliquer sur ce lien. Je ne parviendrai pas à ne pas le faire. Je vais lire cette tribune, publiée à la veille d’une rentrée qui s’annonce encore bien compliquée d’un point de vue sanitaire, psychologique, organisationnel. « Challenging », comme diraient certainement les chantres de la start-up nation.
Cette tribune, c’est un hameçon, au bout duquel pend un appât dont je sais qu’il me sera toxique. En cette veille d’une rentrée qui s’annonce chaotique, plutôt que de donner la parole à ces personnels que plus personne n’écoute, le Journal du Dimanche choisit de proposer un plaidoyer en faveur du bilan d’Emmanuel Macron et de son Ministre de l’Éducation Nationale, Jean-Michel Blanquer. Un choix éditorial intéressant, d’autant que s’apposent à cette tribune des noms reconnus comme des autorités en termes d’éducation : Dominique Besnehard, être dont tout le monde connait la profonde subtilité pédagogique lorsqu’il invite à gifler des féministes, ou encore MC Solaar, dont j’écoutais les disques lorsque j’étais moi-même au collège à la fin des années 90, ce qui, comme me le rappellent bien souvent mes élèves, équivaut à une ère préhistorique qu’ils imaginent en noir et blanc.
Avant de cliquer (je sais que je vais cliquer, je n’arriverai pas à ne pas le faire), je ne peux m’empêcher de me demander : pourquoi cette tribune, à la veille d’une rentrée sous tension ? S’agit-il d’informer la population ? Aurais-je manqué des informations fondamentales durant ces cinq années ? MC Solaar serait-il secrètement au courant de la création de 8000 postes visant à compenser ceux qui ont été supprimés sous le quinquennat ? Dominique Besnehard va-t-il nous annoncer que nous allons récupérer les dizaines de millions d’euros rendus chaque année par notre Ministre, et ce afin d’acheter les capteurs CO2 que tous les syndicats de l’Éducation nationale demandent depuis deux ans ? Ilana Cicurel, présidente du collectif citoyen « Je m’engage pour l’école ! » (je n’ai jamais entendu parler de ce collectif, mais le point d’exclamation semble important) va-t-elle s’engager pour l’école (point d’exclamation) en réclamant des masques FFP2 pour tous les personnels de l’Éducation nationale et, soyons audacieux, pour les élèves ?
Je clique. Je lis. Je comprends.
Ce que je comprends, c’est qu’il s’agit d’une provocation de plus. J’ai mordu à l’hameçon, comme nombre de collègues. Et maintenant je suis en colère, je vais l’exprimer, nous allons, toutes et tous, qui le lirons, avoir la rage et l’exprimer. Et notre rage sera utilisée contre nous.
Je pense à un de mes élèves de troisième qui n’a pas très envie d’être en cours. Alors il provoque, dès le début du cours, pour qu’on le sorte et, si ça fonctionne, selon lui, c’est tant mieux. C’est un bras de fer, à celui qui craquera en premier. Nous sommes nombreuses et nombreux à ne pas vouloir exclure les élèves de nos cours. Un matin, pendant que j’explique ce que c’est qu’un texte argumentatif, il sort ses chaussures de foot de son sac à dos, enlève son masque, me regarde fixement, et commence à manger ses lacets. Je le regarde : je sais ce qu’il veut. Il veut sortir, ne pas avoir à faire ce que je demande, et pour cela, il provoque. Il me sort le grand jeu. J’inspire une grande bouffée d’air tandis que les autres élèves observent la scène, interdits. Je lui dis très calmement : arrête de manger tes chaussures s’il te plaît. Il range ses chaussures, c’est raté pour cette fois. Il tentera à nouveau le lendemain.
La tribune publiée par le JDD en ce week-end de rentrée me fait le même effet que cet élève qui grignote ses lacets pendant mon cours. Il me cherche. Il veut que je perde patience. Il veut que je crie, que j’aie la rage, que je le contredise. Parce qu’après, au Ministère, on pourra dire – ou pire, sous-entendre : vous avez vu, ces profs, ils passent leur temps à critiquer, ils passent leur temps à se plaindre, ils ne veulent pas retourner au travail. Ils ne veulent pas s’occuper de vos enfants. Ils veulent fermer l’école.
Cette tribune du JDD, c’est une anecdote. Elle est creuse, et tout le monde le sait. C’est une blague au sens plein, étymologique du terme : un sac gonflé d’air. Alors, pourquoi suscite-t-elle un tel niveau d’indignation ? Pourquoi suis-je à ce point en colère à la lecture de ce grotesque plaidoyer pré-électoral qui ne repose sur rien d’autre qu’une parole performative et tautologique qu’on pourrait synthétiser par : « nous avons réussi parce que nous avons réussi » ?
Précisément, ce texte anecdotique et creux m’oppresse d’abord par sa temporalité. Demain, c’est la rentrée, et l’idée de poursuivre ce qui était déjà catastrophique en décembre me plonge dans un état qui ne m’est que trop familier depuis le début de cette pandémie : le pré-épuisement. Au collège, lorsqu’un·e élève a le covid, la classe est dite en « éviction » pendant sept jours. Les élèves vacciné·e·s suivent les cours en classe, tandis que les élèves non vacciné·e·s suivent les enseignements à distance – ce qui équivaut, en l’état actuel de l’équipement numérique, à télécharger les documents qui se trouvent sur le cahier de textes en ligne (pour celles et ceux qui le peuvent : pour les autres, rien n’est fait). Autant dire que, lors du retour de la classe, il faut reprendre tout ce qui a été fait pendant la semaine d’éviction, au risque de perdre une partie des élèves. À chaque heure de chaque jour, son lot de surprises : tel personnel découvre qu’il est positif en faisant un auto-test en salle des profs pendant la récréation, telle classe est en « éviction » car un·e élève est covid+, tel événement est organisé puis annulé puis réorganisé puis repoussé à nouveau au gré des revirements de la pandémie et des décisions gouvernementales. La temporalité est intenable tant elle alterne entre les accélérations, les ralentissements et les incohérences. Dans cet enchaînement de rebondissements digne d’un drame de Beaumarchais, un conseil de défense se tient le 27 décembre pour dire que rien ne change à l’école. Le 28 décembre, le Ministre de l’Éducation nationale évoque sur France inter le « risque d’absentéisme » des professeurs (choix des mots intéressant sur lequel nous reviendrons tant il a fait bondir parmi les personnels). Le 30 décembre, les organisations syndicales sont reçues par le directeur de cabinet du Ministre sans qu’aucune de leurs revendications ne trouve d’issue favorable. Le 31 décembre paraît une mise à jour de la FAQ sur le protocole sanitaire quasiment identique à la précédente. Le 1er janvier paraît la tribune du JDD. Demain, jour de rentrée, le 3 janvier, des directives seront annoncées pour la rentrée – c’est-à-dire le jour-même. Bonne année, les personnels de l’Éducation nationale !
La temporalité m’agace car elle prend la forme d’une provocation de trop, une proverbiale goutte d’eau qui fait déborder le vase.
Reste à présent à évoquer le fond de cette tribune, qui n’est rien d’autre qu’une reprise des éléments de communication du Ministère et dont on se demande bien qui elle va convaincre, hormis celles et ceux qui étaient déjà convaincu·e·s – si tant est qu’il en existe d’autres que les mille-deux-cents égaré·e·s qui signent ce texte et dont on se demande bien à quand remonte la dernière fois qu’ils ont exercé en tant que personnel de l’Éducation nationale dans un établissement scolaire public. J’insiste sur cet adjectif parce que je sais les écarts qui demeurent entre le public et le privé, et je sais à quel point notre service public aura été endommagé par les cinq années qui se sont écoulées.
Sur le fond, donc, la tribune évoque un certain nombre d’autosatisfactions, parmi lesquelles on retrouve nombre de marottes de notre ministère : le dédoublement des CP et CE1 (qui existait déjà avec le dispositif « plus de maîtres que d’élèves »), la mobilisation contre le harcèlement scolaire (axée sur la répression plus que sur la pédagogie), la réforme du baccalauréat (qui était et est toujours refusée par une grande majorité d’enseignant·e·s), la « stricte application des règles républicaines » (rappelons la mise en place de plateformes de « signalement » des conduites considérées comme anti-républicaines), la mise en place du dispositif « Devoirs faits » qui permettrait de lutter contre la « fatalité de l’inégalité des chances » (les heures de soutien existaient déjà auparavant sous le nom d’accompagnement éducatif, mais passons). Il y aurait beaucoup à dire également sur l’audace de cette tribune qui évoque la « mixité sociale », la « cohésion sociale » et le « cercle vertueux du volontarisme ». Les acteurs et actrices de terrain sauront apprécier l’ironie de ces assertions, eux qui ont été évincés du « Grenelle de l’éducation » dont ce plaidoyer en forme de déclaration d’amour vante les mérites.
Et, enfin, de ce concert d’éloges émane la petite sonate que nous n’entendons que trop depuis deux ans de pandémie, et qui a donné son titre à l’essai que le Ministre de l’Éducation nationale a trouvé le temps d’écrire pendant que j’étais en train de soigner mon covid long attrapé au collège : « Exemplaire dans la priorité donnée à l’école ouverte, la France a su éviter la ‘catastrophe éducative’ redoutée par l’Unesco ».
Le réseau lexical est tissé : grâce au volontarisme de notre Ministre, nous avons gardé les écoles ouvertes, nous avons continué. Contre vents et marées, malgré les contestations incessantes de ces terribles absentéistes toujours en colère et jamais contents, l’école est restée ouverte. Nous avons évité une catastrophe éducative. Les mots sont martelés, en cette veille de rentrée, pour bien asseoir cette parole d’autorité : les personnels de l’Éducation nationale veulent fermer, mais le capitaine tient bon. Jamais ne sont évoquées les réelles revendications des personnels : des capteurs de CO2, des masques FFP2, une adaptation de certaines échéances (stages de 3e, contrôle continu, examens, etc.) et, soyons audacieux, un minimum de reconnaissance des difficultés de nos conditions de travail.
La vérité, c’est que cette situation d’école ouverte ne permet pas réellement la continuité pédagogique. Le fil de nos enseignements est, de fait, discontinu, au gré de nos absences et de celles des élèves. Nous attrapons le covid sur notre lieu de travail et, parfois, nous contaminons nos proches. Rien n’est fait pour l’empêcher. Personne ne veut fermer les écoles. Nous voulons nous protéger : personnels, élèves, familles. Nous le crions depuis deux ans, mais la petite sonate de l’école ouverte étouffe nos voix confuses.