Depuis quelques semaines, quelques mois, j’ai le sentiment d’être assise au balcon d’une vaste salle de spectacle où l’on joue, sur scène, une pièce de théâtre mal écrite qui ressemblerait, de loin, à la vie. J’observe, et je ne peux plus vraiment rien faire d’autre qu’observer, parce que commenter, c’est donner encore plus d’ampleur au spectacle que l’on cherche à critiquer. La scène, en contreplongée, m’offre une succession de scènes toutes plus absurdes les unes que les autres, et qui pourtant se targuent de réalisme et de crédibilité. Je soupire dans mon siège en ravalant mille commentaires acerbes. Parfois, je retiens une envie de crier très fort : mais fermez-la, tous ! J’aimerais que quelqu’un, quelque part, dans le public, se lève, monte sur scène, et redonne un peu de sens aux dialogues. Mais rien ne se passe. On bougonne. Au loin, on entend quelques personnes huer. Et le spectacle continue.
Chaque jour, une nouvelle scène, que je me retiens de commenter pour ne pas participer à attirer plus de public dans les rangs de cette salle où l’odeur commence à se faire nauséabonde. J’ai le sentiment que toute intervention est impossible, que le mécanisme de la machine est enclenché, que plus rien ne peut l’arrêter. Comme si, fatalement, la destinée de l’extrême-droite nous attendait à l’acte III d’une tragédie mal écrite, mal ficelée, mal orchestrée. Le fatum antique frappait les familles maudites par les dieux. Les descendants des Labdacides et des Atrides payaient les fautes de leurs ancêtres dans les rouages d’une mécanique que rien ni personne ne pouvait arrêter. Je ne suis pas historienne, pas politicienne, pas philosophe. Je vois la vie autour de moi à l’aune des livres que j’ai lus et de l’expérience vécue – les deux se mêlant souvent en une réalité hybride dont je ne peux distinguer le papier de la chair. Je ne peux m’empêcher de me demander, comme on se demanderait en étudiant une tragédie : quels sont les rouages de cette fatalité ? Pourquoi la prophétie nous dit-elle que notre avenir n’est qu’un choix entre deux visages du pire ? Et qui sont les oracles de notre machine infernale ?
Sur scène, les personnages sont nombreux, mais les projecteurs sont habilement dirigés. Le public a-t-il véritablement envie de voir, d’écouter tel ou tel personnage ? On ne le sait plus vraiment. C’est un parti-pris qui trouve en lui-même sa propre fin : on écoute ce personnage parce qu’on l’écoute. On le voit parce qu’on le voit. Le fatum prend la forme d’une prophétie auto-réalisatrice : ce polémiste d’extrême-droite prendra toute la place dans le débat parce qu’il en a été décidé ainsi. Le public a été habilement préparé à cette prophétie par des dizaines de petits émissaires. Le deus ex machina diabolique ne crée plus d’effet de surprise quand sa venue nous a été présentée comme un événement inéluctable. Sur les plateaux de télévision, principalement sur les chaînes d’information, les sièges sont occupés depuis des mois par des personnes qui commentent, sans modération, toujours les mêmes, mêmes discours, mêmes approximations, mêmes mensonges. Depuis quelques semaines, cela s’accélère. On nous parle des « racines chrétiennes de la France », on nous parle « d’aimer la France », d’être « patriote », de « transmettre les valeurs de la République ou partir ». On nous parle des « wokes » qui « détruisent la France ». On parle de valeurs, de morale, d’autorité. Et nous sommes là, sur nos sièges, nombreux et silencieux, à ne plus savoir quoi dire tant nous sommes consternés.
Depuis le public, nous assistons, impuissants, à l’ascension de l’extrême-droite que nous avons toujours pensée résistible, et que pourtant nous ne savons plus enrayer.
En tant qu’enseignante, j’écoute avec effarement les propositions de ces candidats qui semblent terrorisés à l’idée que leur grande civilisation s’effondre. Je lis la tribune rédigée par une poignée d’enseignant·e·s dans le Figaro, qui craignent pour la « grandeur intellectuelle de la France », et reprennent à leur compte les mots de Jean Zay en 1936 : l’école doit « rester l’asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas ».
Et là, j’avoue, je me lève de mon siège. J’ai envie de hurler.
Une réplique stupide de trop dans le spectacle absurde de notre vie politique. Une cinquantaine de personnels enseignants – ou se déclarant comme tels, mais c’est un autre débat – appelle à soutenir un candidat d’extrême-droite pour rétablir un ordre supposément perdu aux délires laxistes auxquels des générations de salles des professeurs auraient contribué, avec leurs sales idées de gauchistes qui vicient le cerveau des enfants. Et pour argumenter leur délire patriotique, ils citent Jean Zay. Jean Zay, ministre du Front populaire, mille fois l’objet des haines de l’extrême-droite, assassiné par la milice de Vichy. Jean Zay auteur, dans sa jeunesse, d’un poème intitulé « Le Drapeau » (1924) dans lequel on pouvait lire :
« Je hais en toi toute la vieille oppression séculaire, le dieu bestial,
Le défi aux hommes que nous ne savons pas être.
Je hais tes sales couleurs, le rouge de leur sang, le sang bleu que tu voles au ciel,
Le blanc livide de tes remords. »
Ce Jean Zay là.
Les descendants de l’extrême-droite française semblent oublier leurs origines, et ils semblent penser que toutes et tous, nous avons la mémoire courte. Le fatum de notre tragédie se niche ici, dans la volontaire erreur de jugement des militants d’extrême-droite qui se permettent une telle audace. La France pour laquelle s’est battu Jean Zay n’est pas celle que rêvait l’extrême-droite française. Des idées bien contraires peuvent s’affronter et s’entretuer au nom d’un même drapeau. Il n’y a pas une France éternelle. Il y a des idées, il y a des gens, il y a des combats. Le patriotisme, en soi, ne signifie rien, il est une idée vide parce qu’il part du principe que quoi qu’il arrive, il faut « aimer la France » et la « protéger » contre sa destruction. Mais qui était patriote : celles et ceux qui ont collaboré ou celles et ceux qui ont résisté ? Lequel des deux camps « aimait » le plus la France, puisque, apparemment, les idées en sont réduites à ça ?
La machine infernale continue, tout huilée dans ses rouages par ces interventions grotesques suivies d’un concert de commentateurs et commentatrices qui en garantissent l’écho par un imbroglio d’amalgames sur ce que c’est véritablement qu’être personnel de l’Éducation nationale aujourd’hui.
Les invité·e·s des plateaux de télévision, présenté·e·s comme des spécialistes, parfois avec le fameux titre de « prof en banlieue parisienne » qui donne apparemment la légitimité pour dire tout et n’importe quoi, nous disent que face à la montée du « radicalisme » de certain·e·s élèves, les enseignants sont « démunis ». Et le débat, tel qu’on le voit sur cette grande scène bien mise en lumière, semble ne porter que sur ça. Je me demande qui sont ces gens, si nous faisons le même métier, si nous travaillons avec les mêmes enfants, si nous sommes confronté·e·s aux mêmes problèmes. Car moi aussi, je suis « prof en banlieue parisienne ». Mais je suis au balcon. Je ne suis pas sur la scène. Je ne participe pas au spectacle.
En ces mois pré-électoraux, l’éducation est souvent au centre des débats, mais on parle bien plus de morale, de « valeurs » que de ce qui est le plus important : les moyens alloués à notre école. Il y avait trente-et-un député·e·s à l’Assemblée nationale, ce mardi 26 octobre 2021, pour voter le budget de l’Éducation nationale. Trente-et-un. Moins d’élu·e·s pour voter ce budget que d’invité·e·s sur les plateaux de télévision pour dire que nous faisons mal notre travail, que nous sommes soumis à « l’idéologie woke », que nous sommes « complaisants » à l’égard des « communautarismes ».
Je soupire, encore une fois. Mes élèves, qui d’ordinaire ne regardent pas trop les spectacles de la politique, me questionnent. Madame, c’est vrai qu’on va devoir changer de prénom bientôt ? Je leur dis que non, bien sûr, que c’est absurde. Mais j’ai peur.
J’ai peur parce que, de mon siège, observant ce spectacle, je ne sais pas quoi faire pour empêcher ce qui se déroule devant mes yeux et qui semble voué à devenir. Je ne sais pas comment, de si loin, je peux enrayer la machine de cette ascension que j’avais toujours eu la faiblesse de croire résistible.