Faire penser et non abrutir

Je ne suis pas née en colère. Je le suis devenue. Ma rage a grandi, elle s’est épaissie. De petites injustices, quelques braises, puis, dans l’écart entre les idéaux et le monde, le feu s’est attisé, par vagues. Une marée écarlate.

En avril 2002, j’avais dix-huit ans. L’impensable, ce qu’on n’osait imaginer possible, s’était produit. Ma colère, jusque-là, était restée dormante : elle ne l’a plus jamais été. Le 1er mai 2002, j’ai marché, comme tant d’autres, si naïve, contre ce que je pensais alors un accident de la vie politique. Un mauvais concours de circonstances, un alignement malheureux des étoiles. Je ne savais rien. Aujourd’hui, l’impensable a changé de visage. Il n’est plus celui que j’ai vu apparaître, horrifiée, le soir du premier tour des élections présidentielles de 2002. L’impensable a mille visages. Plus ou moins masqués, plus ou moins sournois. L’impensable occupe tous les écrans. L’impensable a tout renversé. Mis son plus beau costume, pris les accents les plus doucereux. Il est devenu banal, commun, acceptable. Il parle. Beaucoup. Tout le temps. Dans les chambres d’écho des chaînes d’information continue, sa voix diffractée résonne et rebondit sur elle-même. Souvent sans contradiction, elle ressasse les mêmes obsessions, habituant peu à peu celles et ceux qui l’écoutent à des débats qui en sont l’illusion, puisque tout le monde est d’accord. Si bien que l’on en vient à se demander : existe-t-il encore d’autres voix ? Si tout le monde acquiesce à tel sujet ou telle idée, dois-je déduire que ce qui est dit est la vérité ?

« Tout le monde sait que, lorsque le journalisme se confond avec l’organisation du mensonge, il constitue un crime », écrit la philosophe Simone Weil dans le chapitre « La vérité » de L’enracinement, Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain (écrit en 1943, publié à titre posthume en 1949). Ce crime, c’est la manipulation des consciences par la distillation d’informations erronées, de témoignages non vérifiés, d’expériences personnelles présentées comme des vérités universelles, de dialogues virulents et stériles de chroniqueuses et chroniqueuses aligné·e·s aux mêmes désirs et aux mêmes pensées. Ce crime, c’est la complaisance avec l’impensable.

Nous sommes en février 2021. L’an prochain, les élections présidentielles se dérouleront, vingt ans après la mort de ma candeur. Dans l’intervalle, je suis devenue enseignante dans un collège de banlieue parisienne. J’ai mesuré l’écart entre ce qu’on en dit et ce qui est. Ma rage ne s’éteint plus jamais.

Les échéances électorales catalysent « l’organisation du mensonge » dont parlait Simone Weil en 1943, qui visait les organes d’information multipliant « les informations erronées » autant que les « omissions volontaires et tendancieuses ». Les voix politiques et médiatiques suivent une partition sans pause ni nuance, comme un prélude accompagnant leur prophétie auto-réalisatrice : demain l’extrême-droite, puisque nous vous le disons.

Octobre 2020 : « La laïcité est menacée » ; « La liberté d’enseigner est menacée » ; « Les enseignant·e·s se censurent » à cause de la religion de leurs élèves. Novembre 2020 : « L’Éducation nationale est gangrénée par les islamo-gauchistes ». Décembre 2020 : « Les black blocs, un mouvement de fils de profs » ; « Dans les quartiers, des jeunes filles sont mariées sous la contrainte » ; « La gauche bobo a renoncé au combat laïque ». Janvier 2021 : Séparatisme. Valeurs républicaines. Islam. Laïcité.

Février 2021. Un professeur de philosophie fait la tournée des plateaux des chaînes d’information en continu pour répéter à l’envi ce qu’il avait déjà écrit dans une tribune en novembre 2020 : les « fanatiques » et les « idéologues » veulent « détruire notre culture », « notre héritage ». Nous vivons une « guerre idéologique » qui va « se généraliser et s’amplifier » : un « fléau mortifère » empêche les enseignant·e·s de faire leur métier.

Ce professeur joue sa partition, et les conséquences de sa triste musique sont immédiates, non pas pour lui, mais pour ses élèves et pour les habitant·e·s de la ville où il enseigne. Autour de la table blanche du plateau de télévision, les personnes présentes sont acquises à sa cause : personne ne le contredit, personne ne doute. La rhétorique belliqueuse ne choque personne. Par l’absence de contradiction, on omet de dire que d’autres voix existent, et en omettant, on ment.

Sur un point, il a raison : il est vrai qu’il est difficile, de nos jours, d’être enseignant·e. Non pas parce que nous nous livrerions à une guerre idéologique, d’un côté comme de l’autre. Mais parce que nous manquons de moyens, parce que notre ministre de tutelle nous essore chaque jour un peu plus, et parce que nous ne sommes plus respecté·e·s par l’opinion publique. Il est vrai qu’il est difficile, de nos jours, d’être un·e jeune des quartiers qu’on dit sensibles. Les dangers, les violences existent. La violence médiatique en fait partie : ce que les adolescent·e·s des quartiers entendent à leur sujet se niche dans leur chair. Ils l’entendent et l’éprouvent. Ce que la partition des chaînes d’information ne prend pas en compte, dans son désir d’orchestrer le pire, c’est que leur rengaine reste en mémoire pour celles et ceux qui en sont les cibles. Le mot de séparatisme, à lui seul, fait germer bien plus de rancœurs que les « fanatiques » qu’elle entend combattre. Autrement dit, en légiférant sur ce qui est ou ce qui n’est pas « compatible » avec la République et ses valeurs, celles et ceux qui nous gouvernent obtiennent le contraire : la naissance d’un soupçon. S’il faut un texte de loi pour attester que je ne suis pas en rupture avec la République, faut-il que j’en doute ? S’il existe un séparatisme, une séparation, de quoi suis-je séparée, et pourquoi ?

S’il y avait véritablement un débat, si tout n’était pas fait pour suivre le rythme imposé d’une course à l’extrême, ces questions pourraient être entendues et légitimées. Une autre musique serait possible.

Pour contrer « l’organisation du mensonge », Simone Weil propose deux « mesures de salubrité publique », parmi lesquelles l’interdiction absolue de toute forme de propagande. Aussi l’information quotidienne devrait-elle être « non tendancieuse », délivrée des fausses affirmations comme des omissions volontaires. La circulation des idées s’épanouirait quant à elle selon un rythme qui lui serait plus approprié : hebdomadaire, bi-mensuel ou mensuel.

Autrement dit le rythme des idées ne peut être effréné si l’on veut permettre à notre réflexion de se construire. Pour comprendre, approuver ou contredire des idées, il faut prendre le temps de les croiser et de les assimiler, et il faut aussi les prendre comme telles : l’expression d’une pensée, et non celle d’une vérité.

Et la philosophe de poursuivre : « Il n’est nullement besoin d’une fréquence plus grande si l’on veut faire penser et non abrutir. »

2021. La petite musique réactionnaire se fait entendre quotidiennement sur les plateaux de télévision des chaînes dites d’information. Dans le flux continu des débats orchestrés, la fréquence est tellement grande qu’elle n’existe plus. On ne fait plus penser, on abrutit – et c’est ainsi que l’impensable se produit.