Ce vendredi 13 octobre, j’étais en grève. En grève pour tellement de raisons que je ne peux plus les décompter.

J’étais assise à mon bureau, je corrigeais des copies, je lisais mes 1ères m’expliquant des vers de Marceline Desbordes-Valmore.

La personne qui partage ma vie m’interrompt et me dit : un professeur a encore été tué aujourd’hui.

C’est-à-dire que pendant que je lisais mes élèves me disant les métonymies les hypallages les métaphores et cet enjambement qui dit le débordement des sentiments, un homme est entré dans un lycée du Pas-de-Calais, armé de deux couteaux, et il a cherché quelqu’un à tuer.

Et un professeur de français, qui se trouvait là, a voulu l’arrêter, a voulu empêcher, et il l’a égorgé.

Mon stylo est resté comme suspendu, comme sidéré. Et moi, figée dans le geste, en un instant, j’ai compris que ce qui m’a figée, plus que tout, c’est ce mot, encore. Un professeur a encore été tué.

Ce qui nous fige, c’est l’horreur – ce qui nous fige, c’est qu’elle soit familière.

La sidération s’applique en filigrane sur une autre qui n’est pas si lointaine.

Il y a trois ans, l’assassinat de Samuel Paty. Il y a neuf mois, l’assassinat d’Agnès Lassalle. Il y a vingt-quatre heures, l’assassinat de Dominique Bernard.

Et immédiatement, les mots sans vergogne, les conclusions accélérées, les mains qui se frottent aux opportunités morbides, les déchets de la pensée vrombis par des hordes de moucherons attirées par le pire.

J’ai grandi, naïve, au son des « Plus jamais ». Je voyais en l’horreur une exception. Je pensais le pire comme une anomalie. Ma naïveté était un privilège dont je n’avais pas conscience.

Maintenant je ne crois plus au « Plus jamais ».

Plus jamais n’existe plus puisqu’un professeur a encore été tué, puisqu’un professeur a été tué parce qu’il exerçait sa profession d’enseigner dans son lycée, puisque, trois ans après la mort de Samuel Paty, un homme cherchait, de toute évidence, un professeur d’Histoire à assassiner. Un homme qui était un ancien élève, il y a trois ans dans ce lycée. Il y a trois ans, l’assassinat abject d’un professeur d’Histoire-géographie.

Mon stylo s’est figé au son de ce mot, encore, et ce mot devient un point vers lequel je spirale, que je me répète, que j’épèle, comme si son sens avait disparu et qu’il n’était plus que des lettres vides.

Je m’imagine Dominique Bernard, quittant son domicile, ce vendredi matin. J’imagine son cartable, les dissertations qui y étaient peut-être rangées, notées, commentées. Je pense aux séances qu’il avait prévues. Je pense à ses élèves qui avaient, dans leur emploi du temps, une heure de français avec M. Bernard cet après-midi, et qui avaient dans leur sac les Cahiers de Douai de Rimbaud ou la Peau de Chagrin de Balzac. Je pense aux collègues qu’il allait croiser, aux discussions qu’il allait avoir, au déjeuner à la cantine, à la veste qu’il aurait posée sur une chaise et qu’il ne portera plus. Je pense à sa femme, à ses filles. Je pense au Balcon en forêt où il n’ira plus contempler les mots de Julien Gracq.

Ces copies qu’il ne rendra pas. Ces textes qu’il ne commentera pas.

Dans la spirale de la sidération, j’ai refait ses gestes, ses habitudes, sa vie – sa vie qui est la mienne, qui est la nôtre.

« Plus jamais ». J’aimerais y croire, comme avant, comme quand les mots avaient valeur de talisman.

Et je me surprends à penser : si jamais.

Si jamais, un jour.

Ces deux mots percent mes pensées et commencent à y prendre toute la place.

Si jamais, un jour, cela m’arrive, ne laisse pas le Président, le Ministre, le Recteur venir dire que c’est un drame et que nous tenons bon, que nous faisons face, que nous sommes debout, dans l’épreuve, que nous restons soudés, tous unis et debout.

Ne laisse pas ceux qui nous brisent, ceux qui détruisent, nous dire que la Nation se tient toute entière derrière nous et nous soutient.

Si jamais, ne laisse pas les pires de l’extrême-droite ériger les profs en héros, eux pour qui nous sommes nuls, fainéants, gauchistes, propagateurs d’idéologies, jusqu’à ce que survienne la mort, jusqu’à ce que nous puissions leur être utiles, jusqu’à ce qu’ils puissent pointer du doigt les mêmes qu’ils pointent du doigt depuis des décennies. Ne les laisse pas nous récupérer. Ne les laisse pas nous utiliser.

Si jamais, rappelle-toi que seule la tragédie nous auréole à nouveau en passeurs de culture, en gardiens de la République.

Si jamais, protège par tous les moyens possibles mes élèves, nos élèves, de ce qu’ils entendront, de ce qu’ils subiront.

Si jamais, rappelle-toi de Samuel Paty, rappelle-toi de Dominique Bernard – si jamais, défends l’école en leur mémoire – si jamais, n’attends pas que l’on puisse dire encore – si jamais, n’oublie pas que l’école publique est à bout de souffle et lutte pour elle, toujours.