Si jamais

Ce vendredi 13 octobre, j’étais en grève. En grève pour tellement de raisons que je ne peux plus les décompter.

J’étais assise à mon bureau, je corrigeais des copies, je lisais mes 1ères m’expliquant des vers de Marceline Desbordes-Valmore.

La personne qui partage ma vie m’interrompt et me dit : un professeur a encore été tué aujourd’hui.

C’est-à-dire que pendant que je lisais mes élèves me disant les métonymies les hypallages les métaphores et cet enjambement qui dit le débordement des sentiments, un homme est entré dans un lycée du Pas-de-Calais, armé de deux couteaux, et il a cherché quelqu’un à tuer.

Et un professeur de français, qui se trouvait là, a voulu l’arrêter, a voulu empêcher, et il l’a égorgé.

Mon stylo est resté comme suspendu, comme sidéré. Et moi, figée dans le geste, en un instant, j’ai compris que ce qui m’a figée, plus que tout, c’est ce mot, encore. Un professeur a encore été tué.

Ce qui nous fige, c’est l’horreur – ce qui nous fige, c’est qu’elle soit familière.

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La petite sonate de l’école ouverte

Dimanche 2 janvier 2022. Déjà un peu ronchon, je me laisse aller à une activité que je m’étais pourtant promis de me refuser au réveil. Je fais glisser mon fil twitter, qui alterne généralement entre memes plus ou moins drôles, suggestions culturelles et cris du cœur de personnels de l’éducation en colère. C’est dimanche, donc, et j’ai à peine siroté deux gorgées de café lorsque je tombe sur la tribune du JDD sobrement intitulée « 1.200 élus, personnalités et acteurs de l’éducation défendent le bilan de Macron sur l’école ». Je sens d’emblée une vague de rage m’envahir alors je respire, comme me l’ont appris les longues séances de méditation auxquelles je m’efforce avec régularité depuis le début de ce quinquennat.

Je vais cliquer sur ce lien. Je ne parviendrai pas à ne pas le faire. Je vais lire cette tribune, publiée à la veille d’une rentrée qui s’annonce encore bien compliquée d’un point de vue sanitaire, psychologique, organisationnel. « Challenging », comme diraient certainement les chantres de la start-up nation.

Cette tribune, c’est un hameçon, au bout duquel pend un appât dont je sais qu’il me sera toxique. En cette veille d’une rentrée qui s’annonce chaotique, plutôt que de donner la parole à ces personnels que plus personne n’écoute, le Journal du Dimanche choisit de proposer un plaidoyer en faveur du bilan d’Emmanuel Macron et de son Ministre de l’Éducation Nationale, Jean-Michel Blanquer. Un choix éditorial intéressant, d’autant que s’apposent à cette tribune des noms reconnus comme des autorités en termes d’éducation : Dominique Besnehard, être dont tout le monde connait la profonde subtilité pédagogique lorsqu’il invite à gifler des féministes, ou encore MC Solaar, dont j’écoutais les disques lorsque j’étais moi-même au collège à la fin des années 90, ce qui, comme me le rappellent bien souvent mes élèves, équivaut à une ère préhistorique qu’ils imaginent en noir et blanc.

Avant de cliquer (je sais que je vais cliquer, je n’arriverai pas à ne pas le faire), je ne peux m’empêcher de me demander : pourquoi cette tribune, à la veille d’une rentrée sous tension ? S’agit-il d’informer la population ? Aurais-je manqué des informations fondamentales durant ces cinq années ? MC Solaar serait-il secrètement au courant de la création de 8000 postes visant à compenser ceux qui ont été supprimés sous le quinquennat ? Dominique Besnehard va-t-il nous annoncer que nous allons récupérer les dizaines de millions d’euros rendus chaque année par notre Ministre, et ce afin d’acheter les capteurs CO2 que tous les syndicats de l’Éducation nationale demandent depuis deux ans ? Ilana Cicurel, présidente du collectif citoyen « Je m’engage pour l’école ! » (je n’ai jamais entendu parler de ce collectif, mais le point d’exclamation semble important) va-t-elle s’engager pour l’école (point d’exclamation) en réclamant des masques FFP2 pour tous les personnels de l’Éducation nationale et, soyons audacieux, pour les élèves ?

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La résistible ascension

Depuis quelques semaines, quelques mois, j’ai le sentiment d’être assise au balcon d’une vaste salle de spectacle où l’on joue, sur scène, une pièce de théâtre mal écrite qui ressemblerait, de loin, à la vie. J’observe, et je ne peux plus vraiment rien faire d’autre qu’observer, parce que commenter, c’est donner encore plus d’ampleur au spectacle que l’on cherche à critiquer. La scène, en contreplongée, m’offre une succession de scènes toutes plus absurdes les unes que les autres, et qui pourtant se targuent de réalisme et de crédibilité. Je soupire dans mon siège en ravalant mille commentaires acerbes. Parfois, je retiens une envie de crier très fort : mais fermez-la, tous ! J’aimerais que quelqu’un, quelque part, dans le public, se lève, monte sur scène, et redonne un peu de sens aux dialogues. Mais rien ne se passe. On bougonne. Au loin, on entend quelques personnes huer. Et le spectacle continue.

Chaque jour, une nouvelle scène, que je me retiens de commenter pour ne pas participer à attirer plus de public dans les rangs de cette salle où l’odeur commence à se faire nauséabonde. J’ai le sentiment que toute intervention est impossible, que le mécanisme de la machine est enclenché, que plus rien ne peut l’arrêter. Comme si, fatalement, la destinée de l’extrême-droite nous attendait à l’acte III d’une tragédie mal écrite, mal ficelée, mal orchestrée. Le fatum antique frappait les familles maudites par les dieux. Les descendants des Labdacides et des Atrides payaient les fautes de leurs ancêtres dans les rouages d’une mécanique que rien ni personne ne pouvait arrêter. Je ne suis pas historienne, pas politicienne, pas philosophe. Je vois la vie autour de moi à l’aune des livres que j’ai lus et de l’expérience vécue – les deux se mêlant souvent en une réalité hybride dont je ne peux distinguer le papier de la chair. Je ne peux m’empêcher de me demander, comme on se demanderait en étudiant une tragédie : quels sont les rouages de cette fatalité ? Pourquoi la prophétie nous dit-elle que notre avenir n’est qu’un choix entre deux visages du pire ? Et qui sont les oracles de notre machine infernale ?

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Faire penser et non abrutir

Je ne suis pas née en colère. Je le suis devenue. Ma rage a grandi, elle s’est épaissie. De petites injustices, quelques braises, puis, dans l’écart entre les idéaux et le monde, le feu s’est attisé, par vagues. Une marée écarlate.

En avril 2002, j’avais dix-huit ans. L’impensable, ce qu’on n’osait imaginer possible, s’était produit. Ma colère, jusque-là, était restée dormante : elle ne l’a plus jamais été. Le 1er mai 2002, j’ai marché, comme tant d’autres, si naïve, contre ce que je pensais alors un accident de la vie politique. Un mauvais concours de circonstances, un alignement malheureux des étoiles. Je ne savais rien. Aujourd’hui, l’impensable a changé de visage. Il n’est plus celui que j’ai vu apparaître, horrifiée, le soir du premier tour des élections présidentielles de 2002. L’impensable a mille visages. Plus ou moins masqués, plus ou moins sournois. L’impensable occupe tous les écrans. L’impensable a tout renversé. Mis son plus beau costume, pris les accents les plus doucereux. Il est devenu banal, commun, acceptable. Il parle. Beaucoup. Tout le temps. Dans les chambres d’écho des chaînes d’information continue, sa voix diffractée résonne et rebondit sur elle-même. Souvent sans contradiction, elle ressasse les mêmes obsessions, habituant peu à peu celles et ceux qui l’écoutent à des débats qui en sont l’illusion, puisque tout le monde est d’accord. Si bien que l’on en vient à se demander : existe-t-il encore d’autres voix ? Si tout le monde acquiesce à tel sujet ou telle idée, dois-je déduire que ce qui est dit est la vérité ?

« Tout le monde sait que, lorsque le journalisme se confond avec l’organisation du mensonge, il constitue un crime », écrit la philosophe Simone Weil dans le chapitre « La vérité » de L’enracinement, Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain (écrit en 1943, publié à titre posthume en 1949). Ce crime, c’est la manipulation des consciences par la distillation d’informations erronées, de témoignages non vérifiés, d’expériences personnelles présentées comme des vérités universelles, de dialogues virulents et stériles de chroniqueuses et chroniqueuses aligné·e·s aux mêmes désirs et aux mêmes pensées. Ce crime, c’est la complaisance avec l’impensable.

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Injonctions paradoxales

René Magritte, “L’Empire des lumières”, 1953–1954.

Il y a bientôt dix ans, lorsque j’enseignais en suppléance dans un lycée ardennais, un collègue de philosophie, tiraillé entre l’achèvement de sa thèse et l’enseignement dans le secondaire, m’avait expliqué la notion de double bind, théorisée par l’école de Palo Alto dans les années 50. Le double bind, m’avait-il expliqué en écho à sa propre situation, pourrait se traduire par un double lien, une double attache. Il se définit comme une double contrainte qui mène à une impasse logique : je reçois deux injonctions que je suis contraint-e de suivre, mais ces deux injonctions s’opposent, si bien que je ne peux satisfaire l’une des deux sans violer l’autre. Le paradoxe de cette double contrainte me place dans une posture qui me fait regarder alternativement l’une et l’autre option dans un va-et-vient qui me conduit au vertige, si bien que, résolu-e à satisfaire simultanément une injonction et l’autre, je finis par m’évanouir.

En cette semaine de rentrée, au fil des nombreuses discussions, visio-conférences et autres réunions, tandis que je cherchais à donner un nom au mal-être qui m’entourait et me submergeait, cette notion m’est revenue en tête, comme une évidence dans notre tourbillon d’impossibles. Le malaise qui émerge vient de là. Au cœur d’injonctions paradoxales, nous sommes bloqué-e-s dans l’impuissance. Et dès que nous répondons à l’une des injonctions, nous trahissons l’autre. Nous ne pouvons pas gagner.

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